Tout au long de 2018, particulièrement les derniers jours de l’année, le Burkina Faso a essuyé de lourdes pertes en vies humaines, notamment dans les rangs des Forces de défense et de sécurité (FDS). Face à cette situation, et après un Conseil des ministres extraordinaires, l’Etat d’urgence a ainsi été décrété dans plusieurs provinces du pays en proie à des attaques terroristes. Si les FDS saluent cette mesure en ce qu’elle permettra de contrer les forces du mal, elles souhaitent surtout que ce décret soit suivi de la mise à leur disposition de moyens adéquats. C’est du moins ce qu’Anihifahata Yacoub Sié Rachid Palenfo, commissaire de Police, secrétaire général adjoint du syndicat Union police nationale (UNAPOL), auteur de plusieurs publications dans le domaine de la sécurité et expert en gouvernance de la sécurité, a confié à votre journal Radars info Burkina (RIB). Il précise que quatre jours après l’adoption dudit décret, la police nationale est toujours dans l’attente des mesures d’accompagnement.
Radars Info Burkina : Au regard de la recrudescence des attaques terroristes qui endeuillent particulièrement le Burkina Faso, le président du Faso a décrété le 31 décembre 2018 l’état d’urgence dans certaines provinces du pays, notamment celles les plus frappées par la nébuleuse terroriste. En tant qu’expert en gouvernance de sécurité, expliquez-nous les différentes facettes de cette mesure en temps de crise.
Anihifahata Yacoub Sié Rachid Palenfo : L’état d’urgence est une circonstance exceptionnelle qui permet de réduire les libertés publiques en vue de ramener la sécurité et l’ordre public sur un territoire donné. Il est décrété après délibération en Conseil des ministres par le président du Faso. Il peut s’appliquer à tout le territoire national ou seulement à une partie du pays. Il est aussi décrété en cas de troubles graves à l’ordre public, en cas d’atteinte grave à la sécurité du pays et en cas de calamité naturelle. L’état d’urgence est décrété pour une période initiale de 12 jours, conformément à l’alinéa 2 de l’article 2 de la loi du 31 août 1959. Au-delà de ces 12 jours, la mesure peut être prorogée par l’Assemblée nationale.
RIB : Dans le contexte actuel, que va concrètement apporter l’état d’urgence dans la lutte contre les forces du mal ?
AYSRP : L’état d’urgence a pour avantage de renforcer les capacités juridiques des autorités de police administrative ainsi que des Forces de défense et de sécurité. Grâce à cette mesure, le ministre de la Sécurité peut, par exemple, assigner à résidence des personnes pour un moment donné. Un couvre-feu peut aussi être décidé dans les localités où l’état d’urgence est décrété, en vue d’encadrer la liberté d’aller et de venir. Avec l’état d’urgence, il peut également être procédé à des perquisitions administratives en tout lieu et en tout temps dans les localités concernées. Ces perquisitions peuvent être effectuées par tout agent de la force publique autre que les officiers de police judiciaire (OPJ), ce qui n’est pas le cas en temps ordinaire. De plus, cette mesure permet d’aller plus loin en matière de contrôles routiers en allant jusqu’à fouiller l’intérieur des véhicules ; tout cela en vue de rechercher des personnes contre lesquelles il y a des préventions de terrorisme ou encore les armes et munitions qu’elles utilisent. L’état d’urgence permet aussi de procéder à des rétentions administratives dont les délais peuvent être supérieurs aux délais normaux d’une garde à vue. Il permet enfin la recherche et la saisie d’armes entre les mains de personnes, que ces dernières aient les documents de ces armes ou pas. Pour tout dire, c’est vraiment une mesure de renforcement des capacités juridiques des unités de voies publiques. Toutefois, une chose est de décréter l’état d’urgence, qui au demeurant n’est qu’un acte juridique, et une autre chose est de garantir son efficacité. En d’autres termes, si la mesure n’est pas suivie de mesures d’accompagnement sur le terrain, c'est-à-dire opérationnelles et stratégiques, il faut craindre qu’elle ne produise pas les effets escomptés à travers son instauration.
RIB : Qu’est-ce que l’UNAPOL et au-delà d’elle l’ensemble des Forces de défense et de sécurité attendent concrètement comme accompagnement pour que cette mesure en temps de crise porte véritablement des fruits ?
AYSRP : On ne devrait pas en être aujourd’hui à poser cette question, car décréter une mesure d’état d’urgence suppose une préparation préalable en amont. En principe, on rend disponibles les moyens en amont, de sorte que dès que la mesure est prise, on puisse effectivement l’appliquer. Malheureusement, le constat que nous faisons est que ce décret a été pris sans qu’on nous ait donné à l’avance les moyens requis. Par moyens, il faut entendre les armes, surtout pour ce qui est de la police nationale. En tant que syndicat, nous ne comprenons pas pourquoi, jusqu’aujourd’hui, à la police nationale on nous dénie l’habilitation à détenir certains types d’armes. On nous dit que ce sont des armes militaires, alors que nous sommes des paramilitaires. Je pense que ce genre de considérations ne tient pas la route, d’autant plus que les policiers ne demandent pas qu’on les dote d’armes lourdes. Ce sont des armes d’un calibre supérieur à celles qu’ils ont actuellement qu’ils demandent, contrairement à ce que certains avancent comme arguments. Si vous prenez la Convention de la CEDEAO sur les armes légères ou de petit calibre, pour qu’on parle d’armes lourdes il faut que le calibrage de l’arme soit supérieur à 100 millimètres. Or, les armes que la police nationale demande aujourd’hui pour la lutte contre le terrorisme sont des armes dont le canon même ne vaut pas 20 millimètres, donc elles sont bien loin des 100 millimètres caractéristiques d’une arme lourde. Actuellement, les armes que nous utilisons sont de petit calibre. Si vous prenez une arme comme la kalachnikov, que les gens qualifient d’arme de guerre, selon la Convention de la CEDEAO sur les armes légères et de petit calibre, il s’agit d’une arme de petit calibre et non d’une arme légère. En fait, la kalachnikov n’est qu’un pistolet-mitrailleur. Est-ce qu’on peut doter de pistolets-mitrailleurs des gens chargés d’arrêter des personnes qui ont, elles, un arsenal puissant et s’attendre, raisonnablement, à un résultat positif ? C’est comme donner un lance-pierres à quelqu’un pour qu’il aille tuer un éléphant. Ce n’est pas faisable. Nous attendons donc que le gouvernement nous donne des moyens à la hauteur de la menace et à la hauteur de la mesure d’état d’urgence. Nous attendons des armes, notamment d’un calibre supérieur à celles que nous avons actuellement. De plus, ces armes doivent être accompagnées de la logistique nécessaire. Nous voulons des véhicules blindés, des pick-up, des motos. Nous attendons aussi que les éléments soient motivés sur le terrain, parce que jusqu’à l’heure actuelle on ne comprend pas pourquoi il n’y a pas de décret effectif sur la prise en charge des policiers morts sur le terrain de la lutte contre le terrorisme. Comment voulez-vous que les gens acceptent de se sacrifier pour la nation s’ils n’ont pas la garantie que s’ils meurent dans l’exercice de leur mission, leur famille sera prise en charge ? Voilà des choses essentielles sur lesquelles le gouvernement ne devrait pas traîner. Avec cette lenteur, c’est le moral des éléments qui sera à son plus bas niveau. Pourtant, si les éléments sur le terrain n’ont pas le moral haut, même si l’état d’urgence est décrété cela ne servira à rien, car ceux-là qui doivent l’exécuter n’auront pas les aptitudes psychologiques nécessaires pour le faire. Et je sais que cela n’est pas spécifique à la police. Toutes les Forces de défense et de sécurités attendent ce renforcement de capacités.
RIB : A vous écouter, on a l’impression que quatre jours après son adoption, l’état d’urgence n’est toujours pas effectif dans les zones concernés !
AYSRP : Pour le moment, à la police nationale nous n’avons pas reçu de moyens conséquents depuis que l’état d’urgence a été décrété. Je ne sais pas si les autres corps les ont reçus mais à la police nationale, nous n’avons rien reçu jusqu’à présent. Pourtant au Niger, lorsqu’on a décrété l’état d’urgence, immédiatement on a trouvé des armes aux policiers, aux gendarmes et aux militaires. On leur a aussi trouvé des blindés. Cela doit être systématique.
RIB : Est-ce à dire que si les choses restent en l’état, cette mesure risque de ne pas avoir l’effet escompté ?
AYSRP : S’il n’y a pas de mesures d’accompagnement, si l’on ne renforce pas nos capacités, cette mesure risque de n’être que de la poudre aux yeux. Je suis désolé de le dire, mais si on n’a pas les moyens qui vont avec, ce sera une fois encore de la poudre aux yeux, alors que vous voyez que ce sont les Forces de défense et de sécurité qui paient chaque jour un lourd tribut à ces attaques ; donc dans les rangs, les gens commencent quand même à murmurer, car ils ne comprennent pas. On est prêt à mourir pour notre patrie, mais on veut qu’on nous donne les moyens de livrer un combat digne avant de mourir. C’est cela qui est important. Et il faut aussi qu’on prenne les dispositions pour que même si on meurt au front, que nos pauvres parents ainsi que nos pauvres enfants que nous aurons laissés soient pris en charge.
RIB : Des centaines de vies ont été fauchées par cette nébuleuse avant que l’état d’urgence soit décrété. Pensez-vous que cette mesure intervient un peu tard ?
AYSRP : Evidemment, la mesure vient tardivement, mais comme on aime à le dire, mieux vaut tard que jamais. Pour ceux qui ont suivi l’actualité internationale, en France, dès les premières heures des attentats de Paris, la France qui est la gardienne des libertés de la République a décrété l’état d’urgence, et la mesure est restée en vigueur pendant une année avant d’être remplacée par une loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui a ainsi permis à la France de sortir de l’état d’urgence. Pendant tout ce temps, où nos autorités ne prenaient pas la mesure de la situation, des gens les ont interpellées, y compris moi-même qui vous parle, mais on ne nous a pas écoutés. Finalement, c’est après autant de morts qu’on se rend compte qu’il y a lieu de décréter l’état d’urgence. Mais quand on le fait aussi, il faut prévoir des mesures d’accompagnement : il ne faut pas décréter l’état d’urgence et ne pas déployer des unités pour renforcer celles qui sont là où l’état d’urgence est décrété. Par exemple à Orodara, il n’y a qu’un commissariat de police. Avec l’état d’urgence, on doit prévoir une unité antiterroriste de la police qui ira s’y s’ajouter. Cela est un accompagnement et est de nature à rassurer la population et à effrayer l’adversaire. Sinon, si vous dites que vous avez décrété l’état d’urgence alors que les terroristes voient qu’il n’y a pas de changement, c’est un problème.
RIB : Ces dernières 24h, sur les réseaux sociaux, il est fait cas d’éléments des forces de défense et de sécurité à Togomayel qui ont fait un repli stratégique par manque de moyens d’intervention adéquats pour faire face aux terroristes. Confirmez-vous ou infirmez-vous ces rumeurs ?
AYSRP : Comme vous, ce sont des informations que nous avons aussi apprises sur les réseaux sociaux. Et je ne peux ni confirmer, ni infirmer ces informations. Toutefois, ce que je peux dire, c’est que si l’on ne donne pas les moyens nécessaires aux gens, il ne faut pas leur dire d’aller affronter un ennemi qui a une puissance de feu supérieure à la leur. Parlant de Togomael, malgré le peu de moyens que les éléments ont, je peux dire que c’est la seule entité qui a été attaquée de nuit par des individus non identifiés, mais qui après avoir abattu les assaillants, ont pu les identifier. C’est un message fort car depuis tout le temps qu’on nous attaque, on parle d’individus non identifiés qui restent non identifiés. Mais à Togomael, ils ont été identifiés. Cela veut dire aussi que dans cette localités, les éléments ont une bonne stratégie. Mais après, qu’est-ce que l’autorité a fait pour les encourager, renforcer leurs capacités et leur permettre de mieux développer leur stratégie ? Rien ! Tout cela, parce qu’il y a des gens au Burkina Faso qui pensent que la police nationale ne mérite pas un certain type d’armes. On ne sait pourtant pas sur quoi ils se basent. Juridiquement, il n’y a aucun argument valable. Sur le plan opérationnel, ils n’ont aucun argument qui tient la route non plus. Nous faisons partie du G5 sahel et toutes les polices de cette organisation sous-régionale disposent déjà des armes que la police nationale burkinabè demande. Pourquoi au Burkina on nous les refuse ? Cela n’est pas sérieux dans la mesure où les terroristes sont en train de nous infliger d’énormes dégâts. Il est grand temps qu’on se départe de ces considérations d’une autre époque, qu’on regarde la réalité en face et qu’on pense sécurité nationale, que la sécurité intérieure prenne le dessus sur toutes les autres considérations. Le policier ainsi que le militaire sont avant tout des Burkinabè. Quand un policier meurt, c’est un Burkinabè qui est mort. Le policier a des proches militaires et le militaire a également des proches policiers. Il faut donc armer conséquemment les hommes sur le terrain et les résultats suivront.
Propos recueillis par Candys Solange Pilabré/ Yaro