Dans cette interview qu’il a accordée à Radarsburkina.net, le diplomate et Dr en sciences politiques, par ailleurs ancien président de l’Assemblée nationale du Burkina, Mélégué Maurice Traoré, donne sa lecture de certains points saillants des conclusions du sommet extraordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), tenu le 24 février 2024 à Abuja.
Radars Info Burkina : La CEDEAO a levé les sanctions contre le Niger. N’est-ce pas la menace des pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) de se retirer de l'organisation communautaire qui a contraint cette dernière à lever ces sanctions ?
Mélégué Traoré : C’est possible, bien que, personnellement, je ne croie pas à cette thèse. De toute façon, ils se sont déjà retirés. Même si la procédure n'est pas encore arrivée à son terme, il n’y a plus de pression. Je pense que la CEDEAO n'aurait pas pu continuer avec ces sanctions. Celles-ci ont été une erreur dès le départ.
Radars Info Burkina : Pourquoi une erreur ?
Mélégué Traoré : Parce que la situation terroriste est complexe et qu'il ne faut pas trop simplifier les solutions. Le fait d'avoir pris des sanctions n'était pas raisonnable.
Il ne revient pas à la CEDEAO de gérer la politique intérieure des États. Les États se sont regroupés dans l'optique de la coopération régionale et, si possible, de l'intégration régionale parce que ce sont deux choses différentes ; ça ne veut pas dire qu'ils ont perdu leur autonomie institutionnelle, politique, leur indépendance et leur souveraineté ! Si vous prenez des sanctions et que l'État contre lequel vous les avez prises n'obtempère pas, qu'allez-vous faire ? Quand c'est comme ça, on aboutit toujours à l'impasse et c'est ce qui s'est passé.
La CEDEAO est dans son rôle en suivant les textes qu'elle-même s'est donnés et qui ont été signés par tous les pays membres, dont ceux de l’AES. Mais, même l'application des textes doit être faite avec beaucoup d'intelligence. En matière internationale, ce n'est pas un domaine où tout est bon ou mauvais. Il y a toujours un espace entre les deux qui permet aux différents acteurs, c'est-à-dire la CEDEAO et les trois États, spécifiquement le Niger, de trouver des points de concordance.
L'organisation, d'après ce que je sais, s'est aperçue que sa position était difficilement explicable, tenable à l'égard des populations, surtout s'agissant d'un domaine comme le terrorisme où personne ne sait quelle voie prendre.
Les populations souffrent énormément, de même que les gouvernements. Même les organisations internationales, y compris les Nations unies, ne savent que faire.
Celui qui a été le théoricien, le maître du terrorisme au XVIIIIe siècle en Europe, Netchaïev, avait une devise incroyable : "À toute vapeur à travers la boue, détruisez tout. Il ne restera debout que ce qui est fondamentalement bon". Ça veut dire : "Allez-y sans peur, détruisez tout. Si quelque chose tient, c'est que c'était bon". Des gens qui raisonnent de la sorte, que pouvez-vous faire contre eux ? Donc pratiquement tout le monde est désarmé devant le terrorisme.
Je pense que c'est à cause de cela que la CEDEAO est revenue à de meilleurs sentiments. Elle a certainement compris qu'il fallait rectifier le dilemme, parce que même ça, ça ne résout pas entièrement le problème. Et nous, les trois Etats concernés, ce n'est pas parce qu'on quitte la CEDEAO que le terrorisme va finir, mais bien le contraire.
Radars Info Burkina : La CEDEAO veut échanger avec l'Union africaine, l'UEMOA, l'ONU et d'autres organisations internationales, ainsi qu'avec les partenaires bilatéraux, sur le départ du Burkina, du Mali et du Niger en vue de convaincre ces 3 pays de rester dans la Communauté. Cette main tendue ne traduit-elle pas une faiblesse de l’organisation ?
Mélégué Traoré : Non, la CEDEAO réagit comme n'importe quel organisme international qui évalue son action régulièrement. Si elle fait une bonne évaluation de cette situation, je crois que c'est ce qui est en train de se passer, elle ne pouvait que prendre cette décision.
Je ne crois pas qu'elle aurait pu agir autrement. C'est une occasion de discuter. Tout le monde reconnaît que ce n'est pas facile pour l'institution mais en même temps elle ne peut pas abandonner ses principes.
Donc elle est prise entre deux feux. Mais ce qu'on doit toujours regarder, c'est quel est l'objectif qu'on vise quand on prend des décisions. Est-ce qu'il y a des chances que les décisions qu'on prend aboutissent à l'objectif visé ? C'est pour cette raison que ce n'est pas une faiblesse pour moi. C'est dans l'ordre normal des choses.
Radars Info Burkina : Le Burkina, le Mali et le Niger vont-ils accepter de revenir sur leur décision comme le souhaite la CEDEAO ?
Mélégué Traoré : Personne ne peut préjuger. Les décisions de cette nature ne sont pas prises une fois pour toutes. On ne peut pas se passer de la CEDEAO. À mon avis, tôt ou tard, on reviendra à la CEDEAO.
Je vois mal comment nous, qui sommes au cœur de l'Afrique de l'Ouest, pouvons être coupés du reste de la sous-région, sans compter que la CEDEAO a été créée en grande partie pour aider les pays sahéliens. Les pays côtiers ont beaucoup de possibilités, avec des ports, des richesses ; ils n'ont pas de problème de pluviométrie. La seule ville d'Abuja est plus riche que tout le Burkina et même toute l’AES. Les Sahéliens ont beaucoup lutté pour la création de la CEDEAO. Tout le monde s'organise par région et c'est nous seuls qui allons nous fractionner ? Cela sert à quoi ?
Sans la CEDEAO, personne ne nous écoute à l'ONU. Lorsque nous avons un problème au niveau des Nations unies, c'est par la CEDEAO qu'on passe pour se faire entendre parce que tous les pays se réunissent pour parler. En Afrique de l'Ouest, l'ONU n'écoute que le Ghana, le Nigeria, le Sénégal et la Côte d'Ivoire. La création de cette institution a été un grand progrès dans le processus d'intégration de l'Afrique et de l’unité africaine. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut tout accepter. En relations internationales, il faut toujours jouer intelligemment et habilement. C’est pourquoi je dis qu’on pourrait très bien revenir dans la CEDEAO. S'il est vrai qu'un gouvernement peut décider de quitter la CEDEAO tout à fait souverainement, un autre gouvernement peut décider, tout aussi souverainement, de retourner à la CEDEAO.
La manière dont on a usé pour décider de quitter la CEDEAO, de la même manière, on pourrait décider d’y revenir, ça ne pose pas problème. Je ne vois pas l'intérêt qu'on a à être hors de la CEDEAO pendant longtemps. Si on le fait, c'est nous qui serons perdants et non l'organisation.
C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup pensent qu’il vaut mieux impliquer la population dans la prise des décisions sous forme de référendum, par exemple.
C’est vrai que les conditions ne sont pas bien réunies actuellement, puisqu’on est en situation spéciale. Mais en situation normale, on n’aurait pas pu quitter l’organisation de cette façon, par la décision du seul gouvernement, ça n’allait pas être possible surtout qu’on n’a même pas entendu l’Assemblée législative de transition, qui représente la population, sur cettequestion.
Radars Info Burkina : C’est vrai qu’on est dans une situation particulière, mais lorsqu’on observe les réactions de la plupart des citoyens, on a l’impression que ces derniers sont d’accord avec la décision. Certains pensent même que ces Etats ont trop tardé à se retirer.
Mélégué Traoré : Qui vous a dit ça ? Ce sont les citoyens qui s’expriment sur les réseaux sociaux ! Vous croyez sincèrement que le paysan de Kankalaba chez moi, ou le cultivateur de Yéguéresso, ou celui de Matiacoali, de Garango ou encore celui de Zorgho, savent de quoi il s’agit ? La plupart ne savent pas de quoi il s’agit. A part les intellectuels, ils ne connaissent pas les enjeux qu’il y a derrière cette décision.
Aujourd’hui, l’information et l’influence qu’on exerce sur l’individu, c’est le jeu de l’ambiance. Quand l’ambiance est favorable à un point, tout le monde va là-bas ; si elle n’est pas très favorable, tout le monde se retire. C’est ce qui est en train de se passer actuellement.
La plupart, y compris même les intellectuels, ne sont pas capables de vous citer deux articles du traité de la CEDEAO. Comment vous pouvez apprécier quelque chose que vous ne connaissez pas ? Les gens ne voient pas tous les enjeux ! Rien que pour les préférences communautaires, un ancien haut cadre très compétent du Burkina m’a expliqué que chaque jour qui passe, les trois pays engrangent trois milliards de francs CFA grâce au traitement préférentiel au sein de la CEDEAO. La population n’a pas cette information ! Elle voit seulement que la CEDEAO n’a rien envoyé comme nourriture, comme arme, etc. Je n’ai pas beaucoup d’inquiétudes sur ce plan. Si demain on décide de revenir, croyez-moi, la même population va applaudir.
Radars Info Burkina : Pensez-vous que ces gouvernements de transition vont accepter ce retour ?
Mélégué Traoré : Je ne désespère pas. Ce qu’il faut trouver actuellement avec la CEDEAO, ce sont des mécanismes de coopération parce qu’on aurait pu très bien créer l’AES et la faire vivre de façon dynamique sans avoir besoin, pour autant, de quitter la CEDEAO. La preuve : l’UEMOA, le Conseil de l’entente, le Liptako Gourma, etc., sont dans la CEDEAO. Ça ne les empêche pas de vivre librement.
Tout compte fait, deux choses sont importantes. Il faut applaudir les chefs d'État des trois pays parce qu'ils sont entrés dans un processus de coopération étroite entre les pays, la coopération régionale, ce que nous n'avons jamais fait jusqu'à présent. Le seul problème, c'est qu'on a voulu faire en sorte que ce soit à l'encontre de l'espace communautaire. Sinon, on devrait applaudir que ces trois pays soient arrivés à l'idée d'une Confédération, ce qui a toujours fait débat au Burkina particulièrement.
Le Mali et le Burkina se sont fait la guerre à deux reprises. Et si ces pays arrivent aujourd'hui à s'unifier, il faut applaudir ! Néanmoins, c'est le cadre qui devrait, tôt ou tard, être corrigé à mon avis.
Quant à ceux qui disent que ce retrait est définitif, que c'est une décision de non-retour, quelqu'un qui dit ça n'a jamais touché aux affaires, il ne sait même pas comment le gouvernement fonctionne.
Il n'y a pas de non-retour pour un État. Surtout en diplomatie, en politique étrangère, tout est toujours possible. La décision qu'on prend aujourd'hui, demain on peut très bien revenir là-dessus et trouver les arguments pour l'expliquer.
Si d'aventure on change, vous verrez les arguments qui vont être utilisés pour convaincre la population, et la même population va applaudir encore, c'est comme ça.
Radars Info Burkina : Selon le communiqué, le retrait de l'AES pourrait conduire à un isolement diplomatique et politique sur la scène internationale. Qu'en pensez-vous ?
Mélégué Traoré : Bien sûr ! Le Mali, le Burkina et le Niger sont des pays très faibles. La force de la diplomatie ouest-africaine, quand on prend chaque pays individuellement, vient en grande partie de la CEDEAO et de l'UEMOA. A l'ONU, par exempe, si le Burkina veut prendre une position, il se concerte avec les 14 autres pays de l'organisation pour que ces derniers le soutiennent. Si donc on n'est pas à la CEDEAO, on fait quoi à l’ONU ? Ça sera très difficile.
Bien sûr, le terme "isolement" est peut-être trop fort. Il est clair que ces pays vont continuer à avoir leurs diplomaties, leurs relations bilatérales, etc., mais ils ne pourront pas maintenir leur capacité qu'ils ont actuellement. Cet isolement ne nous fera pas du bien et j'espère qu'on ne va pas en arriver là.
Radars Info Burkina : Est-ce à dire que ces trois pays seront affaiblis si la situation perdure ?
Mélégué Traoré : Bien sûr, sur le plan des relations internationales, ils seront affaiblis. Regardez dans le monde entier, l'ancien secrétaire général de l'ONU Javier Perez de Cuellar disait que le monde d’aujourd’hui est un monde de fusion, mais pas un monde de fission. Les pays ont tendance à se retrouver. Il n’y a plus aucune partie du monde où des pays se coupent du reste. La tendance générale aujourd’hui, quand on est dans une situation donnée, c’est d’aller à la fusion, au rapprochement, pas l’inverse. C’est pourquoi je pense que la situation n’est pas désespérée.
Radars Info Burkina : A entendre la CEDEAO, ce retrait aura une incidence sur les citoyens des 3 pays partants en matière d'immigration, puisqu'ils devront peut-être obtenir un visa pour pouvoir voyager dans la région. De plus, ces pays cesseront d'utiliser le passeport, la carte d'identité nationale biométrique de la CEDEAO et l'assurance automobile. Par ailleurs, les citoyens des pays de l’AES pourraient ne plus bénéficier du droit de résidence ou de création d'entreprises, prévus par les accords de la CEDEAO. Ces affirmations sont-elles une forme de sanctions contre ces pays ? Ou est-ce simplement une manière de leur mettre la pression pour qu’ils renoncent à leur retrait de la CEDEAO ?
Mélégué Traoré : La CEDEAO va trop loin. Tout ce qu’elle dit, il faut le placer dans l’ensemble du corpus, parce que pour des pays comme le Burkina, le Mali et le Niger, une bonne partie de leur population vit sur la côte. Regardez les millions de Burkinabè vivant en Côte d’Ivoire ; supposez un seul instant que ce pays décide de renvoyer tous les Burkinabè, vous croyez que quel gouvernement va résister ? Il va tomber et c’est pareil pour le Niger ainsi que le Mali.
Or les migrations de ces pays du Sahel vers le Sud Côtier se font toujours dans les mêmes pays : Côte d'Ivoire, Ghana, Bénin, Togo, Sénégal. En termes de travail, de revenus, il est impossible pour ces pays de se couper de la CEDEAO. Ça ne marchera pas. Même si ça marchait au niveau des gouvernements, les populations, même ceux qui applaudissent, continueraient d’aller en Côte d’Ivoire, au Nigeria ou au Ghana ; ça, il n’y a rien à faire ! C’est pourquoi je crois que tous les points qui ont été cités par la CEDEAO sont sensibles. Mais pour le moment, il ne s'agit pas de sanctions. C'est plutôt une forme de menaces. Et la mise en œuvre de telles sanctions serait difficile
En plus, chaque pays est souverain. Si la CEDEAO dit que les Burkinabè ne peuvent plus aller dans les autres pays de la région ou si un pays côtier décide, par les accords bilatéraux, de recevoir les ressortissants burkinabè, qu'est-ce que la CEDEAO peut faire ? Dans les accords de l'organisation, il y a toujours cette dimension. Donc, il y a des choses qu'on ne peut plus faire, une fois qu'on a enterré les accords de la CEDEAO. Je crois qu’on n’en arrivera pas là.
Pour moi, la diplomatie dans ces trois pays devrait consister à monter de véritables mécanismes et des groupes de contacts avec la CEDEAO comme institution, mais avec les pays pris individuellement et qui sont dans la CEDEAO.
Par exemple, un pays comme le Togo est très souple sur ces questions, parce qu’il a très vite compris la situation et ne raisonne pas de façon tranchée. Ainsi, je pense qu’il faut que les trois pays rejoignent de nouveau la CEDEAO de manière plénière. C'est une autre forme de diplomatie que les trois pays devraient réinventer, au niveau des orientations mais aussi du personnel diplomatique.
Ils doivent constituer de véritables corps de négociateurs. Ce n'est pas encore le cas, mais je pense qu'il faudra le faire, c'est-à-dire trouver des diplomates qui s'occuperont de ce volet, qui seraient très sensibles et qui connaissent bien ces questions. Il y en a dans les trois pays ; il faut juste les sélectionner.
Radars Info Burkina : La CEDEAO a réaffirmé l’urgence d’accélérer l'opérationnalisation de la force en attente pour lutter contre le terrorisme dans la région. Une telle décision est-elle tardive, vu que depuis 10 ans les pays du Sahel font face au terrorisme ?
Mélégué Traoré : Il n'y a jamais de décision tardive dans ce domaine. L'essentiel est que la force puisse être véritablement opérationnelle. C'est cela, le plus important. De toute façon, ce n'est pas pleurnicher sur le fait qu'on est en retard. Qu'est-ce qu'on y peut ? Il faut chercher maintenant à combler le retard qu'on a pris. Et ça, c'est possible. C'est maintenant qu'on va s'apercevoir que si on opérationnalise les mécanismes de la CEDEAO et s'ils sont bien appliqués, ils peuvent être bénéfiques à tous les Etats.
Face au terrorisme, c'est vraiment un des points clés. J'étais inquiet dans cette situation que nous traversons avec l'institution par le fait qu'elle ne trouvait pas des armes pour nous aider mais tout d'un coup, ils prennent des armes contre le Niger. C'était contradictoire. C'est la volonté politique. C'est vrai que la question du terrorisme n'est pas facile, mais s'il y a la volonté politique, ça peut soulager les États.
Par ailleurs, il faut savoir que ce ne sont pas les trois pays seulement qui sont victimes du terrorisme. D'autres pays sont aussi en proie à ce phénomène et ça donne plutôt de l'espoir que la CEDEAO se remue.
Propos recueillis par Flora Sanou